Le dernier voyage de Tout-d’Travers - 2 -

En guise de rédemption

2 : La remonte

La présence de Tout-d'Travers à bord ne passa pas inaperçue. Sa réputation de porte-malheur courait de par toute la rivière. Les premiers jours se passèrent en manœuvres et regards torves tournés vers le vieux. Curieusement, alors que le convoi essuya des conditions très délicates et que chacun s'attendait à subir des avanies causées immanquablement par ce maudit matelot, tout au contraire, c'est lui qui en trois occasions sortit l'équipage d'un guêpier prévisible. La roue de l'infortune aurait-elle donc tournée ?

Pour Victor qui regardait comme les autres celui qui se disait son père, cette première semaine se passa dans la plus grande expectative. C'est tout juste si celui qui lui avait demandé de l'accompagner pour son dernier voyage lui avait adressé trois mots. Le garçon ne comprenait pas où le vieux voulait en venir d'autant que manifestement, il fuyait sa compagnie le soir aux escales.

Puis la Loire cessa d'être cette rivière aisément navigable pour se faire plus complexe, moins navigante, semée de pièges et d'embûches. Le train de bateau avançait lentement, poussé par un vent timide. Le toutier avait grand mérite à trouver un chenal et c'est justement à Tout-d'Travers qu'on avait confié cette lourde responsabilité depuis qu'il avait gagné la confiance de tous. Il n'était du reste pas meilleur connaisseur de la Loire que ce personnage secret qui avait passé toute son existence sur son cours.

C'est en Touraine que les premières confidences s’y firent. Tout-d'Travers, apaisé sans doute par cette inversion de la malchance invita Victor à l'accompagner dans une taverne. Le jeune homme le suivit, redoutant de le voir plonger dans son penchant alcoolique. Il en fut pour ses frais car son géniteur ne but que du jus de pomme, à sa plus grande surprise. Il débuta ainsi une narration qui devint un rituel, une étape sur deux. Pourquoi cette fréquence qu'aucun impératif ne justifiait ? Il n'en saura jamais rien…

La veille, le convoi avait fait escale à Saumur. Tout-d'Travers s'était éclipsé très vite et ne revint qu'à la nuit noire. Il était métamorphosé, plus rien de l'ancien pochtron ne transparaissait dans un visage qui semblait enfin apaisé. Ce n'est qu'au lendemain qu'un compagnon de route prétendit l'avoir vu entrer dans l'abbaye Notre Dame des Ardillets. Que s'était-il passé pour une telle transformation ? De ce jour, la tempérance fut sa ligne de conduite.

C'est à Tours qu'il convia Victor à son premier récit. Le jeune homme en était venu à penser que le vieux s'était joué de lui et qu'il avait fait ce voyage pour rien. C'est donc avec une extrême impatience qu'il le suivit, pensa alors qu'il le conduirait dans une taverne. Il n'en fut rien et c'est à l'écart de l'agitation du port qu'ils s'installèrent dans un petit parc tranquille. Et ce fut le premier chapitre d'une longue saga sordide, pénible, terrifiante parfois. Tous les malheurs possibles s’abattaient sur ce gamin marqué par le destin.

Ainsi, tous les deux jours, les deux matelots s'éloignaient de l'escale afin que Tout-d'Travers déroule son récit de vie. Chaque étape était une tragédie, un malheur de plus qui s'accumulait sur ce pauvre enfant, marqué par la malchance, l'injustice, la dureté de l'époque, la faim et la misère. Un enfant rapidement abandonné à lui-même qui avait connu les maisons d'enfants, la prison, la rue et les abus. Victor en venait parfois à se demander si le vieux n'en rajoutait pas, noircissait un tableau afin de justifier ses travers ultérieurs. Mais il y avait une telle sincérité dans son récit qu'il se prit non d'affection mais d'une immense pitié pour ce pauvre homme.

Tout-d'Travers avait tout connu et il n'est guère utile de vous faire la liste de tous les épisodes d'une vie qui a cumulé tous les incidents et les heurts d'une existence. Il se réfugia d'abord dans la délinquance faute de mains tendues puis dans l'alcool à l'âge d'adulte. N'ayant jamais connu l'amour ou l'affection, il devint un de ces individus qui prennent sans rien demander ni rien donner, d'où la naissance de Victor après une agression ignoble.

Quand il aborda cet aspect de son parcours chaotique, Tout-d'Travers en eut les larmes aux yeux. Il ne se pardonnait pas ces pulsions honteuses et irréfragables qui le poussaient à abuser de pauvrettes. Il avait beau prétendre n'avoir jamais violé, il était manifeste que ses amours n'avaient rien de consenti. Le jeune homme eut la nausée durant cette confession qui le toucha au plus profond de son âme. Il pensait si fort à sa mère qui n'avait jamais rien voulu lui dire de cette rencontre fugace qui l'avait vu naître plus tard.

Arrivés à Roanne, au terme de ce trajet mémoriel, Victor était partagé entre dégoût, pitié, indignation ou pardon. Il avait même fini par prendre un certain plaisir à ces confessions du crépuscule qui ne cessaient de le surprendre tant le malheureux cumulait toutes les avanies possibles tout en se vautrant avec une même constance dans toutes les abjections imaginables. Quel serait la suite de ce curieux voyage, maintenant que la navigation n'était plus possible et surtout quel serait le sens de ce trajet qu'il fallait achever loin de l'équipage ?

Victor était inquiet tout autant qu'il voulait poursuivre cette expérience qui en dépit de sa lourdeur, lui ôtait un poids qui l'avait toujours empêché de vivre sereinement sa jeunesse. Le silence de sa mère, les rumeurs qui courraient à son propos, l'insulte si fréquente de bâtard que des camarades impitoyables ne manquaient jamais d'asséner avec une odieuse délectation, tout ce passé douloureux se dissolvait dans le récit noir d'un géniteur misérable.

L'étape suivante serait la dernière. Le vieux quoique de plus en plus apaisé moralement était manifestement au bout du rouleau. Il avait fait vaille que vaille bonne figure avec les autres compagnons mais désormais, seul avec sa conscience et un enfant qu'il avait jeté sur sa route comme beaucoup d'autres sans doute, il lui fallait finir son parcours dans cette vallée de larmes.