Laissez Lucie faire…

Billet chimérique

Quoique la dame parée d'un visage d'ange à damner ses admirateurs, la sulfureuse Lucie avait néanmoins des yeux qui dardaient de rayons diaboliques. Malheur à qui se noyait dans son regard, la belle sirène l'entraînait alors dans son univers aqueux pour le perdre à tout jamais. Il disparaissait non pas dans les flammes de l'enfer mais dans les remous mystérieux d'une rivière qui était son royaume.

Née dans les flots de ce Val d'Or, enfantée par un saumon et une anguille, Lucie ne pouvait trouver plus beau domaine que celui de Lug, le dieu des lumières. Elle incarnait ce domaine d'eau et de sable qui se faisait un malin plaisir à lui offrir un territoire sinueux, incertain et mouvant. C'est là qu'elle aimait entraîner ses proies, des victimes consentantes qui abandonnaient leur condition terrestre dans un désir éperdu d'une fusion impossible.

Chaque nouvelle victime de Lucie était la marque indéniable de la passion que les gens de ce pays vouaient à leur rivière au point de se laisser leurrer par une illusion factice, un reflet qui ne pouvait que prendre dans ses rets tous les Narcisse en puissance. L'appel de ses langueurs, de sa beauté irradiante faisait grands dégâts parmi les jeunes hommes épris d'un idéal inaccessible.

Qui s'attend à découvrir l'amour dans les profondeurs d'un flot tumultueux n'aura jamais plus la possibilité de reprendre pied avec le réel. Son aventure pour lui tournera en queue de poisson tandis qu'il se perdra dans un monde du silence et de l'absence. Lucie ne se laissa jamais séduire par ces bellâtres prétentieux, préférant disparaître dans les mouilles profondes tandis que, un à un, ses soupirants sombraient dans les multiples bîmes de son domaine.

Elle apprit de manière insidieuse que quelques prosateurs ayant jeté l'encre pour écrire sur le sillage de son batillage en perdirent la raison au point de la prénommer Vouivre, d'en faire une chimère : mi femme mi poisson tout en lui attribuant des pouvoirs fantastiques. Qui s'aventure à rester dans son erre sauvage, se rendra compte bien vite qu'elle existe vraiment mais qu'il convient de n'en rien dire pour ne pas déclencher son courroux.

Lucie est capable de colères quand un quidam se permet de résister à ses attraits, de ne pas succomber à ses plaintes, de garder la tête froide afin de ne pas se jeter à l'eau pour la suivre. Elle s'emporte alors, déclenchant de terribles tempêtes sur sa rivière, provoquant des drames et des souffrances pour tous ses riverains.

Pour se concilier la créature des flots, il suffit de profondément respecter son domaine, de ne pas lui faire subir d'outrages ni flétrissures tout en se gardant bien de lui avouer votre passion. Dans le cas contraire, Lucie déborde, s'emporte, gronde et sort de son lit. Elle fait payer à tous les erreurs de quelques-uns, dans des colères qui ont marqué l'histoire du Val sans pour autant modifier les errements réguliers de ceux qui entendent plier la rivière à leur merci.

Lucie est farouchement indépendante, viscéralement libre et sauvage, fière et rebelle. Ne lui jetez pas de fleurs, elle ne sera pas dupe. Contentez-vous de l'admirer sans jamais vouloir la conquérir ou vous l'approprier. Prenez bien garde si jamais vous vient l'idée de vouloir parler d'elle, de la prétendre Capricieuse. Voilà bien un adjectif qui vous vaudra les plus effroyables ripostes.

Laissez donc Lucie faire à sa guise, selon ses humeurs et ses fantaisies. Contentez-vous de l'admirer à distance sans vous mirer en elle. Elle n'est pas à conquérir ni même à contenir ou à pervertir. Gardez-vous de vouloir la plier à vos désirs, vos besoins et vos intérêts, elle vous le ferait payer fort cher.

Lucie me glisse à l'oreille qu'elle aime à se laisser ainsi flatter de mots doux et tendres sans pour autant être dupe des grimaces de celui qui raconte souvent n'importe quoi à son propos. Je dois retenir cet avertissement en m'esquivant avant qu'elle ne m'attire dans son lit.

Illustrations Lelis